Réaction à l'article du Monde « IA versus ordinateur quantique : un combat très physique »

14 janvier 2025 ⋅ Retour à l'accueil du blog

Le journal Le Monde a publié hier un long article de vulgarisation scientifique intitulé « IA versus ordinateur quantique : un combat très physique », qui est brièvement passé à la une de leur site Web, et figure aussi à la une du supplément « Sciences et médecine » d'aujourd'hui.

Pour être honnête, je ne m'attendais pas au meilleur, parce que nous autres chercheurs en informatique (non, je ne suis pas encore chercheur, juste bientôt en thèse, mais j'ai néanmoins un master de recherche en informatique) devons vivre avec l'image complètement faussée de notre domaine auprès du grand public et le fait qu'il est très difficile de vulgariser correctement les maths ou l'info. Malgré tout, je suis très déçu étant donné la qualité que j'attends normalement de ce journal. Pour moi, en plus de nombreuses erreurs ou imprécisions, l'article est fondé sur un contresens total, celui d'opposer IA et quantique, et en plus, ce qui me fait bondir, de les présenter comme les sauveurs de la planète.

Voici la réaction que je compte envoyer au courrier des lecteurs. Comme je ne suis pas particulièrement compétent en IA ni en quantique (je suis juste censé être compétent en informatique en général, pour une certaine définition de « compétent »), je la publie d'abord ici dans l'espoir que des lecteurs qui connaîtraient bien ces domaines puissent confirmer ou corriger ce que j'affirme. N'hésitez pas à donner votre opinion dans les commentaires.

Bonjour,

En tant que futur chercheur en informatique (actuellement élève de 4ème année de l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay et stagiaire au Max Planck Institute for Software Systems à Sarrebruck, bientôt en thèse), je me permets de réagir à votre article IA versus ordinateur quantique : un combat très physique passé à la une de votre site Web hier et de votre supplément Sciences aujourd'hui, qui me semble contenir de nombreux contresens.

Je tiens à préciser avant d'exposer mes critiques que manifestement le journaliste a réalisé un effort sérieux pour se documenter sur l'histoire de chaque domaine, et il est appréciable qu'il cite explicitement un bon nombre d'articles scientifiques (ce qui permet de vérifier ses affirmations).

Malheureusement, la métaphore filée tout au long de l'article, celle d'un match de boxe entre l'IA et le quantique, est un non sequitur.

Le chapeau de l'article présente ces domaines comme compétiteurs en lice dans la « course à la résolution des problèmes fondamentaux de physique et de chimie ». Or cette présentation est extrêmement réductrice : elle prend deux domaines scientifiques parmi énormément d'autres domaines scientifiques et les élève comme les seuls à même de résoudre ces problèmes. La recherche actuelle en physique et en chimie ne se résume pas à tenter d'appliquer les techniques d'IA ou quantiques ! Elle s'appuie sur des théories et expériences physiques, sur la recherche mathématique dans le domaine des équations aux dérivées partielles, sur des avancées en algorithmique classique et en analyse numérique, etc. La surmédiatisation de l'IA comme domaine scientifique, alimentée par le fait que ses progrès certes spectaculaires sont visibles aux yeux de tous, immédiatement utilisables par tout un chacun, et posent de nombreuse questions sociétales, ne doit pas éclipser le reste de la science : dans le monde scientifique, l'IA n'est qu'un domaine, certes en pleine croissance, mais un domaine parmi d'autres, qui n'a pas la réponse à toutes les questions. De même, l'informatique quantique, dont les promesses comme « casser des algorithmes de chiffrement » sont plus spectaculaires pour le grand public que « décider l'arithmétique de Presburger étendue par des prédicats de β-numération » (ceci étant l'une de mes questions de recherche actuelles), bénéficie d'un écho médiatique disproportionné par rapport à sa place dans le monde académique. Ces deux surmédiatisations se combinent dans votre article, qui semble faire comme s'il n'y avait rien d'autre.

Le paragraphe introductif me fait bondir venant de la part du Monde : « Qui va gagner ? Qui, de l'intelligence artificielle (IA) ou de l'ordinateur quantique, pourra sauver la planète ? » Telle que je la lis, cette tournure donne implicitement une caution scientifique à l'idée que l'intelligence artificielle est la solution, plutôt qu'un énième problème, dans la lutte contre le réchauffement climatique. Or cette idée repose sur de la pure spéculation qui n'a absolument rien de la vérifiabilité scientifique, et elle correspond grosso modo aux récentes déclarations d'Eric Schmidt, ancien PDG de Google, qui a soutenu qu'il fallait développer les intelligences artificielles sans se soucier de leur impact environnemental, puisqu'elles seraient capables de l'amortir… L'entraînement d'IAs nécessite d'immenses ressources en énergie (ainsi qu'en eau), il suffit de lire https://en.wikipedia.org/wiki/Environmental_impacts_of_artificial_intelligence pour s'en rendre compte. De l'autre côté, si certains promettent que l'IA permettra des avancées technologiques dans la lutte contre le réchauffement climatique (vous citez « trouver des matériaux plus efficaces ou moins rares pour les batteries » et quelques autres), ces avancées sont certes plausibles, mais tout à fait incertaines, si bien que prétendre que l'IA va sauver la planète ressemble fort à la grossière entreprise de greenwashing d'Eric Schmidt, que je ne m'attendais pas à retrouver dans les colonnes de votre journal.

Une présentation plus correcte expliquerait que le développement technologique a dans une certaine mesure, ou plutôt une mesure très incertaine, le potentiel d'alléger le réchauffement climatique, que la recherche visant à développer ces technologies se heurte à certains obstacles techniques — comme, en fait, l'ensemble des recherches visant à développer des technologies, qu'elles soient liées à l'environnement ou pas —, et que certains de ces obstacles techniques pourraient être levés par les capacités de calcul quantiques, ou par des heuristiques de type IA, entre beaucoup d'autres approches possibles.

Mon objection principale à la thèse de l'article étant faite, permettez-moi de corriger quelques points plus précis (sans prétention à l'exhaustivité étant donné que ma spécialisation en informatique n'est ni dans l'IA ni dans le quantique).

L'IA est à peine plus jeune, née notamment grâce aux travaux d'Alan Turing, père de l’informatique moderne, dans les années 1930-1950.

Ceci n'est pas vraiment exact. Alan Turing a d'une part posé les fondements de l'informatique en général (en inventant le modèle théorique des machines de Turing, qui donne une définition formelle précise du mot « algorithme », et en participant au développement des premiers ordinateurs), d'autre part a imaginé le futur développement possible de l'IA et proposé le « test de Turing » censé permettre de distinguer une machine intelligente d'une machine non-intelligente. Il n'a absolument pas participé au développement de l'intelligence artificielle telle que nous la connaissons aujourd'hui.

Google, IBM, Microsoft ou Amazon dominent dans les deux catégories, y compris face au monde académique.

Il est vrai que les technologies quantiques sont principalement développées dans des entreprises, mais le monde académique joue pleinement son rôle dans l'étude du pouvoir de calcul de ces hypothétiques technologies (par exemple dans le développement d'algorithmes cryptographiques qui leur résisteraient).

Autre point commun, ces technologies tournent avec le même carburant ou presque. Elles manipulent des représentations mathématiques identiques, appartenant au domaine de l’algèbre linéaire. Elles raffolent de vecteurs (des listes de nombres), de matrices (des tableaux de nombres), et encore d’espaces gigantesques à multiples dimensions.

En exagérant à peine, on pourrait comparer cette affirmation à « Les mathématiques et la physique tournent avec le même carburant, ou presque. Elles manipulent des nombres entiers, réels, ou complexes. » En réalité, l'algèbre linéaire est un domaine absolument fondamental pour presque toutes les branches des mathématiques comme de la physique, et qui fait partie des connaissances de base indispensables pour tout chercheur dans ces domaines (ce n'est pas pour rien qu'une bonne partie du cursus en licence de mathématiques ou en classe préparatoire scientifique consiste en de l'algèbre linéaire). De plus, l'IA et le quantique n'utilisent pas ce « carburant » de la même manière. Les technologies quantiques reposent sur la physique quantique, dont la formulation fait appel à de l'algèbre linéaire tout à fait standard, tandis que les techniques d'IA reposent en partie sur des calculs qui font intervenir des fonctions linéaires (calculs qui sont énormément utilisés ailleurs et étudiés depuis très longtemps, voyez par exemple la table « Timeline of matrix multiplication exponent » sur https://en.wikipedia.org/wiki/Computational_complexity_of_matrix_multiplication). Dans un cas, l'algèbre linéaire intervient au niveau de la modélisation physique, dans l'autre, au niveau des calculs qu'on effectue.

Imaginons-les, enfin, comme deux boxeurs frappant des adversaires communs, cognant l’un sur l’autre, ou, beauté du sport, s’offrant des moments de solidarité inattendus.

Non seulement faire comme s'il n'y avait rien d'autre est étrange et donne une fausse impression, mais présenter ces domaines comme étant en concurrence l'est encore plus puisqu'ils poursuivent des objectifs parfaitement différents, dans un cas faire des calculs exacts (par exemple cryptographiques) de manière plus rapide, dans l'autre faire des calculs heuristiques… À la rigueur, ils sont peut-être en compétition pour obtenir des financements, mais n'est-ce pas le cas de tous les domaines scientifiques ?

En 1994 et 1996, les Américains Peter Shor et Lov Grover mettent respectivement K.-O. deux problèmes : la factorisation des nombres entiers en un produit de nombres premiers, et la recherche d’informations dans une base de données. La complexité de ces tâches met à genoux les machines classiques car le temps de calcul augmente exponentiellement avec la taille des nombres à factoriser ou des bases de données. Mais les machines quantiques, elles, restent debout, car le temps de calcul des nouveaux algorithmes augmente mais pas exponentiellement.

Pour pinailler, la factorisation d'entier sur un ordinateur classique se fait avec une efficacité qui est mauvaise mais qui n'est pas non plus exponentielle, cf. https://en.wikipedia.org/wiki/General_number_field_sieve. Quant à l'algorithme de Grover, il est plus efficace qu'un algorithme classique, mais l'algorithme classique est déjà efficace (polynomial) et absolument pas exponentiel… (https://en.wikipedia.org/wiki/Grover%27s_algorithm)

S'enchaînent des démonstrations de force, prouvant la supériorité du quantique sur l'IA en reconnaissance d’images, identification de communautés, recommandation de contenus… Des dizaines d’algorithmes, baptisés quantum machine learning (QML, « apprentissage automatique quantique »), sont proposés, plus rapides, plus précis ou plus économiques énergétiquement que leurs analogues en IA classique.

Le QML étant une combinaison des techniques d'IA et de quantique, il est faux qu'il prouve la « supériorité du quantique sur l'IA »…

En 2022, le boxeur quantique perd quasiment un bras. L'organisme de standardisation américain NIST sélectionne quatre algorithmes classiques pour permettre le chiffrement des transactions bancaires ou des certificats de connexion aux sites Web, robustes aux assauts quantiques. Or c'est justement ces applications que l’algorithme de Peter Shor devait “casser”.

La recherche en cryptographie post-quantique (c'est-à-dire sur les algorithmes cryptographiques qui résisteraient aux hypothétiques ordinateurs quantiques) a commencé il y a au moins vingt ans, voyez par exemple l'algorithme NTRU https://en.wikipedia.org/wiki/NTRU inventé en 1996, et dont on savait déjà dans les années 2000 qu'il résistait à l'algorithme quantique de Shor… La standardisation d'algorithmes post-quantiques par le NIST n'est pas en soi un coup porté au quantique, c'est simplement la reconnaissance de décennies de recherche.

Qu’à cela ne tienne, même mal en point, le boxeur quantique trouve une parade. […]

Je ne comprends pas du tout ce qui est écrit dans les deux paragraphes suivant cette phrase (jusqu'à « Le boxeur quantique se réveille »).

Un coup, un peu traître, est même donné par une équipe de Google, grand supporteur du quantique. L'argument est technique mais peut se résumer comme suit. Trouver la meilleure combinaison revient à explorer un vaste espace de paramètres possibles, équivalent d'un paysage pour un voyageur, dans lequel il espère tomber sur un sommet, dans le brouillard, sans boussole ni jumelles. L'idée, simple, est d'avancer, à chaque pas, dans la direction ascendante. À la fin, quand monter ne sera plus possible, le sommet sera atteint. Sauf que cette équipe a démontré, en 2018, que le paysage est souvent “plat”, rendant l’exploration très très lente.

Ce paragraphe me laisse tout aussi perplexe : la description semble correspondre à une descente de gradient, mais je ne comprends absolument pas ce qu'on cherche à optimiser. Or voici le début du résumé de l'article cité :

Many experimental proposals for noisy intermediate scale quantum devices involve training a parameterized quantum circuit with a classical optimization loop. Such hybrid quantum-classical algorithms are popular for applications in quantum simulation, optimization, and machine learning. Due to its simplicity and hardware efficiency, random circuits are often proposed as initial guesses for exploring the space of quantum states. We show that the exponential dimension of Hilbert space and the gradient estimation complexity make this choice unsuitable for hybrid quantum-classical algorithms run on more than a few qubits.

N'étant pas spécialiste, je suis loin de comprendre cet article, mais bien qu'il soit sans doute marquant, il est clair qu'il n'est pas question d'une remise en cause de toutes les technologies quantiques, mais simplement d'une certaine approche spécifique (« training a parameterized quantum circuit with a classical optimization loop »).

J'espère vous avoir convaincus de corriger cet article pour, au minimum, éviter de donner une impression complètement fausse de la recherche en informatique et de son applicabilité environnementale.

Cordialement,
Jean Abou Samra


Commentaires

Laisser un commentaire